Aux confins de l'identité #3
Mes origines comme un sachet de purée lyophilisée et larmes d'été
Cela fait une semaine que je suis prisonnière d’un état blanc, enveloppée d’impossible repos, mes idées sont comme coincées dans un barrage, je suis trop fatiguée pour sortir, me perdre dans la nouveauté - je suis même impuissante face à ce sac de chagrin qui grandit dans ma poitrine et que je suis incapable de pleurer. Tout est barré. Déviation.
C’est une sensation que j’ai glissée dans ma valise sans m’en apercevoir, celle de ne pas réussir, ne pas être à la hauteur, la culpabilité de ne pas être là où l’on m’attend - comme un mauvais sort qui m’immobilise.
(tw : racisme, violences)
Rester là et retrouver cette lumière, la laisser éclairer chaque grain de sable comme s'il contenait une vie entière, la voir se transformer, devenir implacable et violente. L'été est une secousse qui dit toujours la vérité, qui ne triche pas, qui sait trouver les gestes et les mots crus, pas besoin de fioritures. Un jour, j'irai tout droit, sur la route brûlée, je dépasserai Gammarth et Raouad, je marcherai sans m'arrêter, je ne poserai aucune question, je m'entêterai à franchir les mers et les pays, je sais qu'à force d'endurance, je rejoindrai l'autre côté de la Terre. (…)
Plein été, Colette Fellous
Je dresse un parallèle entre la dernière fois que j’ai pleuré et l’impression que je ne saurais plus jamais écrire comme avant.
Hier je scrutais la nuit, la lune immense au dessus de la mer, elle semblait me dire que je devais accepter d’ouvrir ce que j’avais enfermé, au risque de déverser du pétrole sur ma nouvelle plage.
Que j’accepte de déborder.
(…) C'est ce que je me répétais à l'âge où l'on se fait mille et cent promesses, quand le corps est encore frêle et qu'il se laisse rouler dans la dune jusqu'à la route, sans savoir qu'il est en train de fabriquer l'espace et la matière de sa mémoire. Accroché à sa terre de naissance comme au corps d'une déesse païenne. Le sable est vierge, inouï de beauté. Pas de vent. Le paysage est une caresse. Je découvrais alors au centre de l'été la splendeur d'être au monde et l'amitié de la nature tout entière. Entraînant avec elle l'amitié de tous ceux qui vivaient là. (…)
Plein été, Colette Fellous
Il y eu ce repas-là il y a un été, j’attendais que les discussions sur la cuisson de la viande se terminent pour aller regarder le dernier coucher de soleil sur l’horizon de la mer. Il était là, son père, le mien, ils venaient d’avoir un échange entendu sur la vacuité de ceux qui ne savent rien faire de leurs mains, en me lançant un regard de côté. Il n’aurait servi à rien que je réplique qu’avec les miennes j’écrivais des mots, je connaissais ce discours par coeur et j’étais concentrée sur le ciel du soir qui m’attendait.
Je savais qu’il me le reprocherait, mais je me suis levée malgré tout, j’ai saisi la main de ma soeur, et nous avons couru pour rattraper le soleil.
C’était ma première fuite jusqu’à la dernière.
Ce soir-là j’ai écrit ces uniques mots de l’été : “ce soir, j’ai volé un bout de liberté”. J’ai voulu les mélanger autrement, les diluer dans un contexte différent, pour oublier qu’on peut se mentir à soi-même mais que les mots ne mentent jamais. Comme l’huile, ils remontent toujours à la surface. Ils avaient pourtant déjà le goût des cendres.
En cherchant une image de moi sur laquelle je souriais vraiment, avec les yeux vivants, j’ai compris que la dernière datait de ce soir-là, sur la plage : à notre manière, on s’était levées et on s’était cassées1.
L’été dernier je n’avais plus la force de me lever, j’étais engluée dans la peur de mal faire, dans le désir de l’autre, les jambes figées comme fossilisées.
Nous ne sommes pas allées voir le dernier coucher de soleil.
(…) Il y a du jeu entre les choses et tant de silences à combler, tant de destins à inventer. Une voix me répétait ces mots, me tutoyait. Regarde, cueille, écoute, cherche. Je levais la tête pour attraper un visage et guetter l'origine de cette voix, j'étais grisée par son absence, je découvrais alors la solitude et le bonheur des réalités invisibles. Cette scène ordinaire, par exemple, si je ne la garde pas en moi et si je ne la fais pas grandir, qui lui donnera vie à ma place ?
suite, Plein été, Colette Fellous
J’entend le fracas au loin des os de ma mère contre le parquet, j’entend le vent qui s’engouffre dans la maison et fait voler les feuilles de mes carnets de notes, j’entend la réponse à ma prière dans un rêve : les vagues me murmurent de les rejoindre.
Combien coûte une fuite ?
(liste retrouvée dans mes documents datant du mois d’octobre)
Temps passé :
temps émotionnel à trimballer une boule au ventre, essayer de manger et devenir la spectatrice impuissante de sa perte de poids, rembobiner la relation et ses temps forts, l’hyper vigilance, le sommeil grignoté - raconter autour de soi - avoir peur de ne pas être crue - raconter autour de soi - avoir peur d’être crue. La culpabilité, la honte.
temps organisationnel, continuer à prévenir les proches, rapidement parce que vous n’avez pas vraiment ni le temps ni l’énergie, se retirer du bail de votre appartement, changer tout les mots de passe et codes d’accès, faire un bilan financier de vos dépenses à venir pour déménager, prévoir de ne pas avoir d’adresse tout de suite : faire le deuil de votre maison.
puis
réussir à se lever à l’aube d’une journée que vous ne voulez pas vivre, trouver des cartons, faire vos cartons sans savoir encore où vous partez sur le long terme, tout bouger jusqu’à un box (provisoire), réfléchir à vos affaires pour le court terme, le moyen terme et le long terme, forcer votre cerveau à une gymnastique pour le maintenir à la surface alors qu’il rêverait de se noyer quelque part dans une artère en périphérie de la ville, ne pas savoir où vous allez dormir le soir-même, vous vous demandez si vous avez rêvé - le miroir renvoie l’image d’une personne que vous ne reconnaissez pas, les yeux allumés par l’angoisse. Grâce à l’odeur que vous reconnaissez d’une personne qui vous perçoit au-delà de ce visage vous arrivez à dormir une nuit de plus - c’est bientôt la fin, c’est bientôt la fin.
Je vois dans son regard qu’elle essaye d’absorber ma peur.
enfin
vous passez le pas de la porte, vous vous asseyez une dernière fois au centre de la pièce vide, vidée de tout ce qui n’existe plus. Toute une vie résumée en une lettre écrite au rythme des sanglots du matin. Il n’y aura pas un mot de plus.
Tout ce que j’avais engagé et que j’ai désengagé a disparu.
Depuis que je suis ici, je sens les résistances de ma vie du dehors, on a peur que je m’éloigne… mais de quoi ? Une chose étrange se passe depuis des mois qui modifie la cartographie de mes relations en même temps que mon signe solaire et mon ascendant quittent l’ombre de Pluton après 16 ans et que soudain je me sente détachée de tout ce qui jusque-là semblait avoir de l’importance.
En entrant dans cet avion, je laissais derrière tout ce qu’on avait voulu pour moi, tout ce que je pensais vouloir. Un sentiment d’ancrage, que je ne pense pas avoir toujours cherché au mauvais endroit, j’ai essayé, parfois j’ai imité, tenté de reproduire ce qui semblait rendre les autres heureux. Et lorsque vous cherchez sans trouver, on peut rapidement vous soupçonner de manquer de volonté.
Un sentiment de sécurité, que je ne pouvais peut-être trouver qu’ici, de l’autre côté, près d’une mer que je ne connais pas encore, que je regarde de loin, dont je ne comprends pas encore très bien les mouvements, sur les rives d’un continent aux lumières bleues et oranges. Ce ici qui fut jusqu’alors mon là-bas.
Là-bas on aura essayé de me supprimer tant de fois. Ici, on veut que j’y appartienne, que je me sente à ma place- je te regarde, tu appartiens, rien de plus, et cette filiation accordée sans preuves est une sensation si étrange que je ne peux que fermer les yeux et me concentrer sur le vent sur mon visage :
Être la fille de a toujours été synonyme pour moi de honte et de fantômes.
En entrant dans cet avion, j’ai signé mon exil définitif des marais de l’ouest, des territoires de mon enfance, des cadavres dans les étangs - je crois, que cette fois, je n’y retournerais pas.
Il y a semaine je reçois un appel, une voix qui me ramène au gouffre et efface une partie de l’histoire. Pire, elle insinue le doute, je suis ici pour retrouver mon père et elle me glisse un prénom qui résonne depuis des mois dans ma tête. Elle tient tellement à me dire qu’un père j’en ai déjà eu un qu’elle suppose une filiation avec ce prénom, cet homme dont j’ai retrouvé le visage il y a quelques mois dans celui plein de haine de l’autre côté de la porte à Belfort ; une filiation symbolique, administrative : il m’aurait reconnue en tant que fille.
Il ne me suffit pas de partir - je dois lutter contre leur volonté de me déraciner pour me replanter ailleurs. Dans le jardin de la violence, celui de mon grand-père dans les terres de l’Ouest, et de toutes ses graines et maintenant dans celui de cet homme.
Je n’ai pas grandi entre deux cultures, j’ai grandi dans une culture qui tantôt haïssait tantôt fétichisait l’autre et c’est avec ces miettes-là qu’on m’a nourrie lorsque je posais des questions.
Mon identité comme un sachet de purée lyophilisée.
Alors j’ai dilué, dilué, dilué. Pour ne pas dire, j’ai noyé, noyé, noyé.
Comment dire que je ne connaissais pas le possible d’un eux et nous qui protège quand le eux s’en prend à nous, parce que dans mon unique nous le eux c’était le nous qui me manquait, et que dans leur nous il n’y avait pas de place pour une partie de moi.
Comment raconter que dans les visages à Belfort, je retrouve un souvenir qui a bientôt trente ans, que j’ai grandi avec ce sentiment-là, de peur, sans le savoir.
Comment raconter les ténèbres que je ne comprend pas moi-même, comment raconter la solitude, comment raconter et l’angoisse, encore une fois, de ne pas être entendue.
Qu’un jour ma mère a aimé un homme, qu’elle a acheté une maison avec cet homme, pensé construire un foyer pour nous, jusqu’à ce qu’il se saisisse d’une arme contre mes yeux noirs qu’ils lui rappelaient que je n’étais pas sa fille à lui, mais celle de l’Autre, l’Arabe, avec un grand A.
Aujourd’hui j’apprends à dire boucher en arabe tunisien.
jazaar
جزار
j’ajoute “couteau”
سكين الجزار
Je répète sikiyn aljazaar
avec mon accent à couper au couteau
Coincée devant mon manuscrit, je tente de reconnecter avec le texte, laissé au moment où je l’écrivais comme pour me prouver que l’amour existe, je voulais me débarrasser d’une obsession, l’épuiser par l’écriture. Et puis tout a changé, et je ne vois pas encore dans quelle forme il s’est métamorphosé, vers quelle forme l’écriture veut l’amener.
J’ai dû et je dois, me demander, ce que je veux raconter.
Comme si je comprenais que les chapitres, comme les épisodes, n’étaient pas des additions, des couches les unes sur les autres mais un mélange organique, porté dans la poitrine, de petites gouttes d’essence de violences infusées et diluées dans le sang.

Que veut dire devoir partir pour être soi ? Peut-être réellement écrire là où on ne peut pas être soi ? Là où l’on a peur d’être soi ?
Je comprends qu’avec ce voyage aux confins de mon identité, ce départ pour la Tunisie, cette recherche à travers la langue et le langage, c’est tout ce que ce couteau a voulu trancher que je tente d’assembler. Et que mon obsession pour l’oeuvre de James Baldwin parle aussi de cette histoire. Que je suis au tout début de tout ce que la littérature a à me dire.
Elle est certainement l’image manquante et la pierre de rosette dont j’avais besoin pour traduire les liens entre la violence de la tentative d’effacement d’une petite fille tunisienne et la violence de cette relation et de tout ce que j’y aurais accepté. Comme cette phrase, si violente, que je ne saurais l’écrire ici, et les autres à l’odeur de la plume trempée dans l’acide qu’il utilisait dans ses textes cachés, ceux dans lesquels il imaginait faire glisser mon visage vers le néant.
Lui, la graine - sa brutalité rendue possible à cause des arbres plantés dans le jardin de la violence.

Je prolonge l’été encore quelques jours, le temps de finir d’écrire l’automne.
Marcher dans ce plein été, c'est continuer à écrire. Et écrire, c'est toujours revenir et revoir. Revisiter nos premières fois, nos premiers étonnements, nos premières découvertes, nos premières peurs. Faire le tour de notre mémoire, comme on ferait le tour des plages, marcher pendant des heures infinies sur le même sable, laisser son pied se creuser au bord de l'eau, ne jamais oublier cette terre, laisser son empreinte avec celle de tous ceux qui ont été embarqués dans le même voyage, pour être en paix avec notre histoire. Puis disparaître et se fondre dans la mer. Ne plus chercher la frontière entre le ciel, la mer, la plage, l'Histoire. C'est n'être qu'Histoire. Se montrer extrêmement patient devant chaque goutte de sueur, pour retrouver l'odeur inédite de chaque heure.
Plein été, Colette Fellous
La fuite m’aura coûté un changement radical.
Quelques jours à ne pas me reconnaître le temps de la transformation, puis, j’ai tout changé : la texture de mes vêtements, la couleur de mes cheveux, l’odeur de ma peau - de ma vie d’avant je n’ai pas emporté grand chose de l’autre côté de la Méditerranée.
On ne sait pas vraiment de quoi on est fait tant que l'on n'est pas brisé
Mais on se relève toujours, tu l'vois
Même si perdre tant de proches donne l'impression de mourir mille fois
Youssoupha - Mourir mille fois
Je me suis offert une vie de couchers de soleil sur la mer, une vie sans négociations, sans batailles navales, une vie à dormir dans le bruit des vagues, sans réveils en sursaut, sans culpabilité. Une vie qui sent le jasmin et le linge séché au vent. Je demande quelle est cette sensation étrange et je réalise que pour la première fois, je ne vis pas dans l’adversité.2
“Et comme je me suis remise à écrire en selle, le monde retrouve ses proportions. C’est le fait d’écrire qui me donne mes proportions.”
Journal de Virginia Woolf - 30 décembre 1931
Je retiens les larmes jusqu’à ce qu’elles se logent si loin dans ma poitrine qu’elles me bloquent la respiration. Cette dernière journée a testé ma patience. Je lutte contre le vent, jusqu’à ce que le rose s’invite dans le ciel bleu.
Je me force à fermer les yeux, même si j’ai peur que les cauchemars reviennent, et lorsque je les ouvre de nouveau, tout le sang dans ma poitrine se retrouve dans l’horizon. Cette fois le souffle est mon allié et les nuages chassent les mauvais souvenirs : je respire, je suis arrivée jusqu’ici.
Plus je suis ici et plus je comprends ce qu’ils auront voulu supprimer chez moi.
Ce que ce couteau aura voulu trancher.
Plus je suis ici et plus je comprends pourquoi j’écris.
J’ouvre la plaie mal cicatrisée avec mon stylo, je profite de ne plus être genoux pliés pour la nettoyer. J’assemble les bouts de textes, je me force à “ courir dans tout les étés de ma vie, jusqu’à retrouver ce que j’ai caché” dit Colette Fellous3.
J’accepte de raconter cette blessure en espérant qu’elle raconte d’autres histoires, la mienne et celles des autres.
Oui, je n’écrirais plus jamais comme avant.
Virginie Despentes, On se lève et on se casse
la seule chose fausse dans cette phrase c’est l’adversité qui vient à moi, j’y reviendrais
extrait Plein été, éditions Gallimard, 2007
🪁🩵