Il est toujours tentant, le temps d’un instant, de s’éloigner de ce pourquoi nous sommes venus à la base. De croire que l’on s’est trompé, que ce n’était peut-être pas fait pour nous après tout.
Et puis après la grande suspension du temps d’une sidération qui s’est comptée en mois, d’un moment où le cerveau décide qu’après tout il peut s’éteindre et que le reste du corps suit les ordres, alors pourquoi pas ouvrir les vannes.
Laisser les mots résoudre les énigmes, emprisonner les souffles de destruction entre deux lignes, les étudier comme on étudie la mort des phalènes, saisir les mirages avant qu’ils ne s’effacent dans le retour des ciels roses.
Ceci est une enquête.
Une enquête ouverte.
Une enquête qui a été ouverte il y a quelques mois dans un train.
Au fond du chaos j’ai trouvé des pistes.
Le contexte de cette histoire, que je ne comprend pas encore moi-même très bien, naît dans une maison aux sols froids en bord de Brière, dans une famille classique et ratée. Je récupère il y a quelques années un héritage auquel je ne veux pas toucher, un exemplaire du roman de Stendhal, la seule chose matérielle que j’aurais d’elle, très longtemps posé tout en bas d’une pile et dont je me saisirais au début de l’été, à la suite d’une année catastrophique à l’aube de mes trente ans, comme un condensé d’épreuves pour s’assurer que j’avais bien compris ce que j’avais appris d’années de thérapie, de vocaux avec mes amies, de discussions avec l’océan et des soirées à danser seule dans mon salon. Alors que je prenais le train pour rejoindre en Allemagne la chaleur des couvertures des amitiés qui réchauffent, j’ai compris que ce train avait aussi mené ma mère dans ses recherches d’amours infructueuses, que nous étions liées là où je pensais que j’étais différente et m’en sortais mieux.
« J'avais envie que mes récits génèrent des sentiments particuliers, que les gens prennent conscience de certaines choses. Je voulais parfois susciter du chagrin, parfois de la colère, presque toujours inciter à l'action, au changement. Je voulais voir le monde se transformer de mon vivant, et je pensais vraiment que les histoires étaient un moyen d'y parvenir.”
Dorothy Allison
Cette histoire sur laquelle j’enquête traverse des décennies de violence. Les histoires collectives et individuelles. De la littérature aux petits carnets noirs griffonnés dans les tiroirs de ma chambre. Des séismes amoureux qui me précède et des sols qui s’engouffrent sous nos pieds.
“Pourquoi écrire des histoires ? Pour participer à la conversation. La littérature est une conversation - un échange vivant et passionnant qui élargit constamment nos propres imaginaires en les mettant au défi.”
Dorothy Allison
Avait-il compris que mon souffle je ne pouvais le porter plus qu’en bandoulière, court, juste en dessous du coeur et comprimant l’estomac. Auraient-ils compris que chaque paroles menaient à des négociations à l’eau glacée et qu’en sortant de l’eau, à chaque fois plus essoufflée, je laissais derrière les petits bouts de peau arrachés à la langue assassine des persifleurs sévères et susceptibles. Auraient-elles compris que la complicité et les paroles volées blessent les endroits jadis protégés par le temps des amitiés, des copains et des aventures et que là où la peau était molle et douce les cicatrices restent rouges des larmes murmurées à l’odeur de la nuit. Aurais-je compris, si chaque parcelle de mon éducation ne m’avait pas prédit que les choses vraies doivent faire mal pour exister vraiment, pas de réel sans sacrificiel (...) qu’au premier “ si tu me quitte je te tue” il fallait partir ?
It's funny how a memory
Turns into a bad dream
J’ai besoin de comprendre pourquoi depuis quelques mois l’amour a eu un goût de cendre.
Some mistakes get made
That's alright, that's okay
You can think that you're in love
When you're really just in pain
(paroles de “Moral of the story)1
J’ai remarqué que lorsque j’écris je me mords les lèvres, ces lèvres aux petites plaies de sang séché elles peuplent aussi le visage de mes soeurs, comme tant de petites peines en kaléidoscope familial. J’ai cru lire quelque part que cela pourrait vouloir dire que l’on s’interdit de dire une chose. Une chose étrange. Une chose qui multipliée par des décennies s’appellerait malédiction comme dans le film de Mai Hua2.
Il y a un été j’ai entendu que cet été-là, cet été d’avant ma naissance, de l’autre côté de la France, le visage de ma mère a été bouffé par la passion avant de l’être par la boisson.
Il y avait donc des racines quelque part sous les décombres.
“‘L’événement lui-même est détruit par le livre… Ce n’est jamais ce qui a été vécu … Mais le livre fait ce miracle que très vite, ce qui est écrit a été vécu… Ce qui est écrit a remplacé ce qui a été vécu”
— Marguerite Duras3
Hier j’ai volé un bout de liberté. J’ai décidé que je faisais mienne la permission d’écrire cette histoire. Une histoire peuplée de souvenirs, de post-it, de photographies ratées.
Violette Leduc a compris qu’elle avait l’autorisation d’écrire en lisant “L’invitée” de Simone de Beauvoir.
Rien ne vient jamais de nul part, et s’il y a bien quelque chose qui me tient à coeur c’est de célébrer celles qui permettent à ce que j’aime appeler “la sortie de la petite économie de la survie” de devenir autre chose, une chose plus radicale et qui aura le mérite d’exister. Un minuscule chaînon d’une histoire manquante.
Dorothy Allison4 pour les phrases document de travail et l’hybridité des textes, Morgane Ortin5 pour les larmes récoltées et pesées, Capucine Azaviele6 pour les sincérités, les enquêtes, les mots choisis - des choix esthétiques qui deviennent intimes - ou le contraire - ou les deux dans le même mouvement - et la nécessité de projets qui posent les questions.
Qu’est-il arrivé au visage de ma mère ?
L'histoire commence comme ça :
Debout le quai de la gare, elle n’avait plus de visage. Des mois plus tard elle revenait de sa rencontre avec l’homme de foi à l’autre bout du pays, peut-être en avait-elle confiance, peut-être savait-elle que jamais elle ne pourrait rivaliser avec Dieu mais alors qu’il était temps du retour vers la maison de son père, quelque chose en elle avait disparu. Comme une indigestion d’hosties et de paternel qui fait craqueler la faïence. Cet homme abordé sur un coin de table dans un bar sans importance, à la veille de son engagement dans les ordres, avait donné à ma mère une leçon toute nouvelle de la passion dévorante.
J’ai les yeux secs. Et ce n’est pas vraiment sur lui que je voudrais écrire. Cela a si peu d’importance, si ce n’est qu’à partir de cette nouvelle fragmentation des sentiments je peux ranger entre les pages les notes des jours anciens et des jours nouveaux, des fleurs séchées laissées là comme des rappels que le bonheur n’est jamais loin.
Alors la bouche engourdie par les chenilles devenues papillons, quelques gouttes de sang sur la langue, je cherche des réponses tout là-haut, parfois dans les abysses de l’angoisse, plus souvent dans la joie des puzzle qui avancent - je commence - je me donne la permission - de déballer, quitte à me tromper, quitte à frôler l’impudeur, les carcasses des cadavres dans les placards.
C’est le temps du retour.
Laurette
Une newsletter écrite en écoutant “Le monde s’est dédoublé” de Clara Ysé, en lisant par intermittence “Le coeur synthétique” de Chloé Delaume. Elle n’aurait pas vu le jour sans mes amies, celles qui lâchent rien et surtout pas quand on a peur. Les prochaines parleront de littérature classique, de photographies argentiques, de la maladie, de comment on revient des violences, de l’inceste - et de l’amour, pas toujours heureux mais pas toujours malheureux. Restez avec moi, c’est les constellations saison 2 <33 à l’ancienne
Moral of the story, Ashe. Ecoutée en boucle ces derniers mois
citée par Boris Cyrulnik dans “La nuit, j’écrirai des soleils”, 2019, éditions Odile Jacob, P270. Référence trouvée dans “Pour en finir avec la passion : l’abus en littérature”, de Sarah Delale, Marie-Pierre Tachet et Elodie Pinel publié aux éditions Amsterdam
De Dorothy Allison je vous recommande : les deux préfaces de “Trash”, traduit par Noémie Grunenwald et “Peau, à propos de sexe, de classe et de littérature” traduit par Nicolas Milon et Camille Olivier, les deux publiés aux éditions Cambourakis
Morgane, rencontre enchantée de cette année, dont, elle ne le sait peut-être pas, mais l’énergie et la générosité furent d’or
Capucine tient un “journal de l’amour ordinaire” sur instagram que je vous recommande +++
🗣️🫶🌊