Cela fait un mois que je me trimballe des bouts de textes, des parcelles de pensées ici et là - mes notes s’éparpillent en entraînant avec elles les idées et ce qui me semblait facile à lier ensemble refuse de s’échouer sur papier.
J’ai lu les mots de Juliette Rousseau : “Dire l’amour et les violences, les faire tenir ensemble. Ne renoncer à rien, ni à parler, ni à aimer. Voilà la véritable épreuve.” 1
J’ai écris : Je ne sais pas quand est-ce que ça a commencé, ce glissement des mots, entre la colère et le calme après les tumultes du vent qui arrache des parties de toi. Je ne sais plus quand est-ce que j’ai commencé à accepter chaque jour qui passe un peu plus. Je crois que c’est au creux des ciels roses que j’ai levé l’ancre.
Parfois les mots débordent de partout, la marée monte et je ne sais que faire de toute cette mousse qui me rattrape, et parfois je les perds tout à fait, je me glisse dans ceux des autres, ou juste, je me plonge dans d’autres obsessions du quotidien pour oublier ce récit qui s'écrit par et malgré moi. Je me concentre sur les petits conflits aux solutions pratiques : je suis vite rattrapée par une occupation de bonne ménagère qui ramasse les miettes, c’est ce que je sais faire, c’est ce qu’on m’a appris à faire.
Si je m’astreins à rassembler mes fragments en laissant les poussières, je trouve des bouts de fantômes.
Dans l’odeur du crépuscule, tu t’effaces.
Dans les brumes qui hurlent, tu redeviens cette idée vague.
Tu es ma fugitive et la raison pour laquelle je fuis.
Car si le temps passe pour moi, alors il passe pour toi aussi.
Peut-être que je bloquais trop sur les vagues pour arriver à la rivière.
“Je suis le souvenir des histoires qui nous hantent”
“Je suis le souvenir des étés sans lisière”
Juliette Rousseau
“Les Rivières”2 c’est un film documentaire réalisé par Mai Hua, c’est remonter les cours d’eau, c’est commencer par un arbre généalogique pour arriver aux rivières qui se croisent : les histoires mêlées et transmises, les malédictions du coeur, de celles dont naissent des femmes qui doivent apprendre à aimer, dans les tâtonnements et le silence. “Une lignée de femmes malheureuses avec qui ça n’a pas marché avec les hommes” lui dit son oncle, une phrase primitive qui lancera le début de cette quête. Le film commence comme ça, pour “briser la malédiction”, avant qu’elle n’atteigne le coeur de Tâm3, sa fille.
Peut-être qu’on écrit pour celles d’après ? Lorsque l’on raconte on se fait passeuses d’histoire, des ponts au-dessus des rivières, en espérant très fort que d’une rive à l’autre, s’évapore quelque peu les douleurs et les tempêtes.
C’est comme ça que j’ai commencé à écrire, une fois que j’avais déposé mes plaintes quelque part. C’était un 25 novembre, noir sur blanc sur des papiers officiels, et je pouvais commencer à raconter.
Juliette Rousseau écrit “ Puis, à la faveur de la naissance de ma fille, se révèle la continuité qu’il m’est donné de vivre : avec elle, j’apprends à célébrer ce qui survit parmi les ruines.”4
Et je me souviens du bout de papier déchiré dans la poche arrière gauche de mon pantalon, “si tu flanches, pense à elles”. Pour ce qui survit parmi les ruines.
Munie d’une caméra qui se cherche et gagne en assurance au fil de l’histoire qui se déplie, alors que l’on passe d’une intuition à un récit qui s’éclaire, alors que seule la voix du montage sait ce qu’il va se passer - Mai Hua remonte les rivières.
“Ce que maman sait la déborde par les mots sans jamais atteindre sa conscience. Il y a des choses qu’elle ne peut tout simplement pas envisager, en particulier celles qui la hantent depuis bien avant nous.”5
“Les Rivières” montre ce qui déborde, des fonds cachés qui créent des volumes invisibles, des montées en pression qui séparent les récits en récipients hermétiques. Des boursouflures sous l’épiderme, des gènes hantés. Ces impossibilités de faire face et donnent naissance à des mères qui ferment les yeux, à des mères qui abandonnent, à des mères qui renient. Et ces bagages ballottés de génération en génération, accrochés aux balustres des maisons, guident le pas qui ne sait même pas être guidé.
“J’ai partout cherché l’amour de ma mère dans le monde. Ce n’est pas de la littérature ce que j’écris. Je vois la différence avec les livres que j’ai faits, ou plutôt non, car je ne sais pas en faire qui ne soient pas cela, ce désir de sauver, de comprendre, mais sauver d’abord.”
Je ne suis pas sortie de ma nuit, Annie Ernaux
SAUVER, verbe d’action
ECRIRE, verbe d’action
Je ne suis pas sûre de vouloir sauver quoi que ce soit, ou peut-être juste quelques souvenirs. Je me demande surtout ce que tout cela peut vouloir dire. D’hériter. Quoi faire de ces vieilles maisons aux sols froids.
Y mettre un peu d’ordre.
Je veux écrire
pour dire les filles du silence
Je veux écrire
pour connaître leurs peines
et imprégner les miennes
de l’odeur des abandons hérités
Jusque dans les vagues de ton sourire
je chercherais les secrets cachés dans l’armoire
au fond du puit
tu as caché les mots
tu as craché tes poisses
Feuilles écorchées,
Papiers brûlés,
je vous écris sur du papier buvard
ce que nous nous sommes dit dans nos déboires
sans que rien ne passe
Je relis par des lignes brouillées
nos histoires
en marge des leurs
et emporter loin de ces gorges pleines
nos âmes souveraines
“Écrire c’est aussi de ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit.”
Écrire, Marguerite Duras
Et si des hurlements naissent des phrases, et des verbes éclosent des sens jusque là laissés sur les pavés devant les maisons froides dans lesquelles on ne parle pas, et si dans tout les bordels de papiers froissées quelques adverbes subsistent au delà du chaos, alors, peut-être, peut-être récupérer les boîtes pleines de souvenirs n’est pas si mal.
Alors je voudrais écrire le temps qui a disparu sous toi, parce que perpétuer c’est toujours tuer un peu.
Laurette aka @explolivres
dans “La vie têtue”, Juliette Rousseau, éd. Cambourakis, 2022
Tâm veut dire “coeur” en vietnamien
dans “La vie têtue”, Juliette Rousseau, éd. Cambourakis, 2022
idem