Littérature et extrême-droite, comment ça marche ?
Édition, lutte des classes et littérature "feel-good"
Courrier hors-série : La littérature plus que jamais politique
Je vous cueille de bon après-midi, en ces journées de lutte, le bruit des bottes qui siffle à nos oreilles. Je travaille à cette réflexion depuis quelques semaines maintenant, et il me semble plus que nécessaire de produire du contenu politique.
Il y a une semaine, Éric Hazan, le fondateur des éditions La Fabrique, éditeur révolutionnaire et essayiste, nous quittait1. Il avait notamment publié en 1999 “L’édition sans éditeur” de André Schiffrin, qui selon Jean Stern “devrait être lu ou relu d’urgence par tous ceux qui se font aujourd’hui ballotter au rythme des rachats et des ventes par ces « grandes » maisons comme Vivendi ou Hachette, aux mains de milliardaires aux lourdes arrière-pensées.”
Au même moment, Lise Boëll, a été nommée à la tête des éditions Fayard, une maison d’édition Hachettes Livres, désormais sous l’égide de Vincent Bolloré. Elle est connue pour être l’éditrice d’Éric Zemmour et Philippe de Villiers (mais aussi Frédéric Saldmann, le père de la chroniqueuse Sarah Saldmann sur CNews et le médecin David Kayat, le médecin des élites française, connu pour son lobbying pour Philip Morris - il est oncologue btw). Lise Boëll est aussi connue dans le milieu de l’édition pour ses “méthodes de management tyranniques”.2
Elle a largement participé à la diffusion des idées d’extrême-droite et à la théorie du “grand remplacement”, la théorie complotiste introduite en 2010 par Renaud Camus, et aujourd’hui, à cause de la couverture médiatique de figures comme Zemmour et la complaisance des journalistes, une expression entrée dans le langage courant de tout les français moyens.
Le lexique de l’extrême-droite a, petit à petit, pénétré nos usages de la langue.
J’ai grandi avec l’idée, très républicaine et méritocratique, que lire ouvrait l’esprit et les horizons et que, par extension, rendait les gens meilleurs. Forcément meilleurs. Qu’acheter un livre serait un acte anodin, puisqu’il ne serait pas un objet de consommation comme un autre, que le marché du livre se tenait à l’écart du système. Presque, inoffensif.
Je pourrais même dire que la littérature m’a sauvée. Si sauvée je puisse l’être. J’ai grandi dans les livres et les univers qu’ils m’offraient, j’ai été extirpée des violences grâce aux mots cachés dans les pages. Grâce à la littérature j’oubliais les viols, les humiliations, les choix qui m’étaient imposés. J’ai survécu grâce aux livres et encore aujourd’hui je ne respire qu’à travers l’écriture.
Pour toutes ces raisons, je respecte les lecteurs et les lectrices, et je préfère me concentrer sur comment favoriser les rencontres avec une oeuvre que de fermer les portes avec mépris en supposant du niveau de possibilité de compréhension d’une personne en fonction de sa classe sociale.
La littérature est une affaire sérieuse.
On a pu par ailleurs, me reprocher à demi-mots, mon élitisme, ou mon snobisme lorsqu’à proposition appuyée de me concentrer en tant que libraire sur des “lectures d’été feel-good” à conseiller, je répondais que ma lecture de l’été précédent avait été “À la recherche du temps perdu” de Marcel Proust, et que par conséquent je ne comprenais pas ce que “lecture d’été” pouvait vouloir dire, parce que j’aime provoquer et parce que n’étant moi-même issue ni de prépa littéraire, ni de la bourgeoisie intellectuelle, n’étant ni fille de prof, ni de cadres supérieurs, je m’octroyais le droit de me le permettre.
Agacée de cette violence symbolique inversée, j’ai noté dans mes notes “ la médiocrité est un truc de bourgeois” sans vraiment savoir où je voulais aller avec intention, notant au fur et à mesure des idées d’argumentaires pour étoffer ma colère et ne jamais accepter l’idée condescendante de “bobos bienveillants” qui voudrait croire que l’accessibilité à la littérature passe par des récits dépolitisés, sans âmes ni intentions ni styles ni personnalités mais qui font du bien.
J’ai commencé à réfléchir à la littérature classique, à sa puissance politique, notamment parce que (presque) située en dehors du marché du livre, de sa temporalité, hors rentrées littéraires (qui s’intéresse à la rentrée littéraire ?) et autres prix, et dont les noms sont plus reconnaissables et populaires que n’importe quelle révélation-du-prix-du-café-littéraire-de-St-Germain-les-prés ou journaliste qui s’essaie à la fiction.
Rien ne m’énerve plus que de penser à l’embouteillage pour accéder à la publication, aux auteurices et poétes.ses aux talents de feu qui galèrent, porteurs et porteuses de messages forts, et dont les oeuvres sont noyées par la prolifération de textes médiocres et bourgeois.
Et puis j’ai compris que j’avais les mêmes réactions épidermiques, avec la littérature dite “feel-good” et le développement personnel. (et Beigbeder mais c’est encore un autre sujet. Quoique). Pour moi (et plein d’autres) c’est vraiment une enflure éthique et politique.
Qu’on puisse vendre des milliers d’exemplaires d’un livre qui t’apprend que si tu te lèves plus tôt tu auras plus de temps me dépasse, dans une société où la plupart des travailleurs et travailleuses des métiers baptisés “essentiels” pendant la pandémie de covid-19 se lèvent aux aurores et où la question du temps, du temps libre est une question éminemment politique qui souligne les privilèges. Un livre qui fait croire que l’accès au droit à l’oisiveté, à l’otium, temps libre durant lequel une personne s’adonne au repos pour s’adonner à la méditation ou au loisir studieux, valorisant le développement artistique et/ou intellectuel, est de l’ordre de la volonté individuelle et non pas d’une revendication politique et sociale. On te parle alors de routine merveilleuse de développement personnel comme d’une recette miracle, antidote à la dépression et à la fatigue ou autres troubles anxieux qu’on se refile de mains en mains comme la solution à tout nos problèmes, individuels, évidemment, sans jamais questionner le système capitaliste, raciste, misogyne, validiste et classiste.
Le titre promet un supplément de vie ! qu’on peut s’offrir ! en achetant ce livre ! aubaine ! On peut s’acheter du temps à 8,30 euros. Cure de jouvence et opium du peuple.
Qui se trouve derrière ces best-sellers ? Des milliardaires comme Vincent Bolloré, force de frappe de l’extrême-droite, propriétaire de chaînes tv telles que Canal +, C8 ou encore Cnews. Patron donc, de personnalités telles que Cyril Hanouna et l’émission Touche pas à mon poste (ici un article de Médiapart sur leur exultation depuis les résultats des législatives européennes).
Une émission de type talk-show, initialement concentrée sur les faits divers et la télé-réalité, aujourd’hui pion indéboulonnable des idées d’extrême-droite avec pignon sur rue. Et dont la popularité a rendu pendant longtemps toute critique difficile : était-ce de élitisme de la part d’intellectuels de gauche déconnectés du peuple ? les politiques devaient-ils se rendre sur les plateaux pour toucher un large public ? était-ce la nouvelle émission politique '“accessible” ?
Le feel-good et le développement personnel sont, selon moi, à la littérature ce que TPMP est à la télévision. C’est toxique, nauséabond et anesthésiant.
Première chose. Comment ça fonctionne tout ce bordel ?
Aujourd’hui, sur le marché du livre, les maisons d’éditions, pour avoir une certaine visibilité en librairies, marchands de journaux, grandes surfaces, fonctionnent avec des diffuseurs (Union distribution, Hachette, Sodis, Dilisco, Interforum, Makassar) qui s’occupent de la vente des livres.
Chaque diffuseur travaille avec des commerciaux, des représentants, qui assurent à la fois la présentation des catalogues de nouveautés, des opérations commerciales, du réassort, des négociations avec les librairies des accords commerciaux et des quantités commandées pour chaque livre choisi au catalogue. Dans le cas des librairies indépendantes, il est important de se rappeler que chaque livre présent dans la librairie a été choisi au préalable.
Aujourd’hui, Vincent Bolloré est propriétaire de Hachette3 (ancien proprio : Lagardère). Il est l’ex-propriétaire d’Éditis (diffusé par Interforum) qu’il a du céder à Daniel Kretinsky, contraint par la Commission Européenne4 l’année dernière (parce qu’il voulait évidemment se constituer un petit monopole des familles - on peut se demander si avec une extrême-droite plus forte à l’UE il ne sera pas en capacité de le faire à l’avenir. Il détiendrait alors la grande majorité des maisons d’éditions française - on souffle un bon coup).
Par exemple, Hachette diffuse ( pouvez accéder en ligne à toutes ces informations) entre autre : Grasset, Fayard, Jc Lattès, Calmann-Levy, Livres de poche et Stock.
C’est quoi le rapport avec le développement personnel and co ?
Si on se penche sur les meilleures ventes de livres et catalogues des maisons d’éditions associées on se rend compte que plusieurs d’entre elles fonctionnent grâce à des best-sellers qui doivent supporter à eux-seuls une énorme partie du chiffre d’affaire et offrir une vitrine jolie et pailletées, d’innocents arbres bienveillants et bienheureux qui cachent la forêt.
Si on regarde le catalogue de Fayard, et la liste des meilleures ventes sur leur site internet, on repère : Aurélie Valognes, suivie d’une biographie Sylvie Tellier, Virginie Grimaldi (qui depuis a quitté la maison à l’arrivée d’Isabelle Saporta, pote de Sarko), Marie Vareille, quelques polars puis un essai de Valérie Benaïm (chroniqueuse chez TPMP), Alain Bauer (vibe insécurité en France), Sarkozy, de Villiers.
(Évidemment le catalogue ne se limite pas à ce que je cite)
Si on regarde le catalogue de la maison Eyrolles, la ligne éditoriale est cohérente, c’est la maison de Maud Ankaoua (Kilomètre zéro) ou encore de Raphaëlle Giordano (Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une), toutes deux ont travaillé dans la publicité et agences de communication par ailleurs et le reste du catalogue c’est de l’ésotérisme, qui flirte avec la vibe féminin sacré, appropriation culturelle, les tarots et d’autres romans de développement personnel (c’est le nom de la rubrique de leur catalogue, il y a aussi une rubrique “pop littérature”) (pas de commentaire)
Jusque là, on peut se dire qu’il n’y a rien de suspect niveau extrême-droite, si ce n’est que le groupe Eyrolles est aussi un diffuseur (et une librairie), Geodif5. Et que Geodif diffuse entre autre, Le Figaro, les éditions Magnus et le magazine La Furia, les deux derniers ayant été créés par Laurent Obertone et Laura Magné. Et là c’est grosse fachosphère. Le repère de Marsault, Papacito ou encore Marguerite Stern et Dora Moutot.
Vincent Bolloré détient également les Relay, ceux-ci étant de gros enjeux commerciaux. Ils annoncent par ailleurs très souvent la température en terme de volumes de vente. Je vous invite à faire le test, la prochaine fois que vous passerez dans une gare, et à regarder les livres sur les étagères. En général : les gros succès critiques/publics type Prix Goncourt et invités récurrents de la Grande librairie (Carrère, Nothomb, Slimani etc), des livres de développement personnel (romans et manuels), quelques polars, des biographies, et des essais écrits par des personnes d’extrême-droite.
J’allais clôturer quand je suis tombée sur cet article concernant la publication d’une autobiographie de Jordan Bardella (éditrice initiale : Lise Boëll, Bolloré squad), qui s’inspire de celle de Marine Le Pen : “ lorsqu’elle avait cherché un éditeur, seule la maison Grancher (spécialisée dans l’ésotérisme, le bien-être et le développement personnel) avait accepté.”
Extrême-droite et développement personnel, alors, rien à voir ou tout à voir ?
Je n’ai évidemment pas toutes les réponses, mais je voulais lancer quelques pistes de réflexion, à la fois sur comment le marché du livre fonctionne, ce qui profite à qui, à être attentifs et attentives aux différents catalogues et aux différents lieux de diffusion.
Sur comment s’installe un discours, avec quels outils et grâce à quel argent.
Réfléchir politiquement à cette littérature “de développement personnel” qui n’est pas si innocente, sortir des considérations uniquement critiques de “qualité littéraire” mais comment elle s’inscrit dans un paysage capitaliste global. Quel espace elle occupe, et aux dépens de quoi ? Que devrions-nous attendre de textes qui ne bousculent rien, lavent les soupçons de revendications politiques et sociales, et pire, rejettent toutes les responsabilités sur les individus ? La méritocratie du bonheur. Si tu veux, tu peux.
Avez-vous remarqué que les écrivains et écrivaines issus des classes populaires, citent souvent les mêmes références, classiques, extrêmement exigeantes, Virginia Woolf, Marcel Proust, James Baldwin, Marguerite Duras ou encore Toni Morisson ?
Si la littérature est une affaire sérieuse alors pourquoi garderions-nous les portes du ravissement avec avidité ? Pour moi, il se loge là le classisme. Et à ce moment-là, on perds aussi un combat politique. Ils endorment au lieu de faire rêver.
Bientôt je vous reparle de mes larmes devant le dernier passage d’Édouard Louis à la Grande librairie, à ces mots :
“ Imaginez aujourd’hui une écrivaine qui irait devant les vieux conservateurs de l’Académie française et leur dirait : les femmes et la littérature c’est augmenter le RSA, c’est donner à des femmes la possibilité de vivre, de vivre dignement. Parce qu’on écrit pas si on peut pas se nourrir, on écrit pas si on peut pas loger, on écrit pas si on a pas cette tranquillité.”
Et sur mes réflexions sur qui écris quoi et pour qui.
N’hésitez pas à me faire des retours, à m’envoyer des photos dans des kiosques et des Relay, ou si vous voyez des informations erronées dans ce que je raconte ici. Je suis aussi intéressée par tout document concernant France Loisirs. Et les offres type, 1 acheté 1 gratuit.
Je finirais par ces mots d’Éric Hazan, dont le combat pour une édition indépendante er révolutionnaire continuera de nous inspirer, lui qui fit exister tant de textes critiques et nécessaire à la lutte collective et aux débats d’idées, parce qu’il est aujourd’hui plus que jamais une question de vie ou de mort de s’inscrire dans la lignée de nos aîné.es et camarades de luttes :
« J'ai cherché à repérer dans l'histoire des révolutions passées et récentes ce qui peut nous servir aujourd'hui et demain à surmonter le pessimisme ambiant et à penser l'action commune. »
Ne nous laissons pas endormir.
Ne nous laissons pas enterré.es vivant.es par Bolloré et ses campagnes capitalistes et fascistes contre la poésie.
Pour aller plus loin :
Une émission sur France culture du 6 mars 2024, “ Fayard, Hachette, Relay, Bolloré champion de l’édition politique ?” à retrouver ici
Un article sur “Le Quotidien de l’Art” : sur les politiques culturelles et leurs trajectoires mortifères avec l’extrême-droite au pouvoir à retrouver ici
La dernière newsletter des Inroks, “Un climat culturel propice à l’extrême-droite ?” à retrouver ici
Voir l’article de Ellen Salvi sur Médiapart, “ « Flicage incessant », « humiliations » : un rapport accable la nouvelle directrice de Plon ”
Voir l’article de Muriel Steinmetz pour l’Humanité, “ Édition : Daniel Kretinsky, seul adversaire de Vincent Bolloré pour contrôler les rayons des librairies ?”
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