Je suis assise à mon bureau à la recherche des mots perdus. Les nuages dansent devant moi, l’un est un requin-marteau de passage qui bientôt s'évanouit dans les brumes de larmes. La petite fille que j’étais a toujours cherché son père dans les mers du ciel, mais depuis le 7 octobre, quelque chose a changé.
Lecteur, lectrice, je dois vous dire que je suis mal à l’aise face à mon impuissance à écrire sur la Palestine sans parler de mon histoire personnelle. Je sais que ces jours interminables de génocide, à écrire ce que je vois à travers l’écran de mon téléphone ou noyée dans les foules de larmes de colère rassemblées dans les rues, priant sur mon balcon carrelage impuissance, certains jours tentant des initiatives désespérées de faire sens, je sais que ces jours ont réveillé la tunisienne en moi. Un mur avait été dressé et depuis qu’il s’érode, j’essaye de comprendre comment ce barrage fonctionne. Je suis hantée par l’idée de sa disparition et des images de noyades.
À l’heure où je trouve une place, d’autres perdent leurs maisons
J’ouvre de nouveau “L’exil recommencé” sur ma barque, la voix de Mahmoud Darwich, mon premier avant la passion, le passeur vers la poésie. Je lis :
“Te faisant nos adieux, nous t’aimons, Tunisie, plus que nous le savions. Nous déposons dans le silence du triste adieu une transparence qui blesse et nous clarifions une densité à la limite de l’obscurité qui habite les amants.”
L’exil. Recommencé. Elle est la terre avant le retour.
Je tape Gaza dans la section images du moteur de recherche. La page se remplit des silences de ceux qui avouent qu’ils ne se sentent pas concernés.
et devant les images, des portes se ferment.
“Oublions-nous quelque chose derrière nous ? Oui, nous oublions le regard du cœur derrière lui, et te laissons le meilleur de nous, nos martyrs que nous te confions.”
Une autre journée se couche sous les larmes. Celles versées, celles qui ne peuvent encore l’être, celles qui entraînent le présent et le passé avec elles. Je sais que rien de ce que je pourrais écrire n’a de sens. On voudrait retenir les images et les histoires qui les accompagnent.
Il y a quelques mois, j’ai pénétré un lieu hostile, un lieu dans lequel je sais que je ne suis pas invitée. Je comprends alors qu’ils sont nombreux ces lieux-là, et moi qui pensais tout ce temps que j’avais un problème de comportement.
Dans ces lieux, ta survie devient leur divertissement et ils aiment applaudir tes sauts périlleux. Seulement tu ne seras jamais l’un d’entre eux et tu ne seras jamais eux.
Lorsque tu vois à travers la membrane fine de l’hypocrisie, que parfois tu t’y vois toi-même en miroir, que tu te sens moucheron sur une toile bien tissée, les entrailles bouffées à horaires réguliers, que tu te sens bien conne à pousser ton rocher, tes jambes se mettent à lâcher.
J’ai compris que toute ma vie j’ai été une infiltrée lorsque le barrage a commencé à sauter, que les regards ont commencé à changer, la méfiance dans les yeux, la peur dans les yeux, le mien aussi et si sur le chemin mon corps change, pour la première fois je ne cherche pas à le rattraper. Je m’observe, celle qui voulait des yeux clairs, des cheveux fins qui s’appliquent bien sur les épaules et qui survivent à la brosse, celle qui a attendu trente ans pour remarquer la tête toujours étonnée ou suspicieuse de ceux lui répète sans se lasser jamais, “tu es tellement blanche” ne sachant jamais s’ils auraient voulu ajouter un “mais” ou un “pourtant”, une danse des adverbes qui se conclut par des phrases comme les puzzles.
J’ai cru longtemps que l’on demandait à tous les enfants quelles étaient leurs origines. Mes lettres tunisiennes ont le goût du sel. Elles sont mouillées des larmes collées à mon oreiller d’enfant qui ne sait plus dormir et qui se raconte des histoires une fois le soleil couché. Je ne connais que l’odeur du jasmin des sachets de thé et je m’assassine des peaux ensoleillées à la recherche de mon visage perdu dans lequel j’aurais pu voir mon reflet si mon père n’avait pas été toute ma vie conjugué au conditionnel. J’ai été blanchie par des années de secret et de silence. Je suis une petite arabe à la peau claire née dans une famille de colons.
“ Comment la perte d’une personne pouvait nous multiplier, nous les vivants, par deux.”
Un bref instant de splendeur, Ocean Vuong
À l’aube de ta présence je comprends l’ampleur de ton absence.
Je savais que lorsqu’on parlait des barbares à table, on parlait de toi.
Pour une histoire de survie, je suis devenue mutante, j’ai mué de manière incessante en tentant, vainement, je crois, de préserver le peu de toi et moi. J’ai perdu, complètement mangée à l’occidentale. Je l’ai vu à la lumière de ce qui s’efface et ce qui reste : j’ai eu peur de toi lorsque j’ai cessé de t’attendre.
Pourtant, derrière ton visage, il y a le monde.

Je ne cesse de me demander si de l’autre côté de la Méditerranée tu aurais compris, mieux accueilli la peine, partageons-nous la même ?
Pour toujours je verrais la ligne bleue
des cents corps qui dorment ensemble
Et des mains qui tremblent
Elle me vient comme une sensation de déjà vu, cette vague qui grandit les haines. Frappée dans mon coeur tunisien en veille, morcelé à la force de l’usure des grandes eaux javellisées à renforts d’années à vouloir forcer l’oubli des héritages portés comme une honte, je comprends que ton visage s’est effacé derrière les propagandes racistes, disparu comme un nom écrit sur le sable, toi Bahri, la mer, jadis mon fantôme préféré, revient me hanter1. Après trente ans sans visage, je le retrouve dans cette peine dans mes veines impossible à poser devant les pères et les frères qui caressent les petites mains dans des grands sacs blancs baignés dans la couleur douloureuse des orangés couchants.

/ devant mes yeux, leur sang
je ne le vois guère
on dirait que toutes les rues de mon pays ont disparu dans la chair /
*Mahmoud Darwich2

De l’humanité derrière toi, j’ai vu
J’ai vu des méduses de phosphores blancs mourir sur des maisons disparues
J’ai vu des enfants perdre leurs rêves
J’ai vu des mers occupées et des terres souillées par la haine
J’ai vu des hommes soulever à mains nues des blocs de béton
J’ai vu des messages d’adieux et des messages d’espoirs
J’ai vu des petites soeurs appeler des grandes soeurs à l’aide
J’ai vu des ciels peuplés de la mort
J’ai vu des fosses communes et les chapelets de feu
J’ai vu des corps déterrés des cimetières
J’ai vu des cahiers d’école roses sur le bitume étranglé par les bombes
Et pourtant je sais que je n’ai rien vu

il y a les petits pains miracles à la cannelle de Noor
il y a le visage fatigué de Hind Khoudary, il se fond dans les couchers de soleil
il y a Motaz Azaiza qui s’efface en noir et blanc
il y a les hommages qui défilent des journalistes assassinés
il y a les carnets de Plestia qui ne sont plus et tant d’écritures perdues
et chaque jour, les coeurs tremblants, nous attendons :
“Hi, I’m Bissan, I am from Gaza et I am still alive”
J’ai vu des vidéos de personnes dont nous n’avons pas de nouvelles. Certaines images me hantent plus que d’autres, que sont devenues cette femme enceinte de huit mois et sa petite fille, qu’est devenu ce petit garçon atteint d’une leucémie en attente de traitement ? Qu’est devenu ce garçon tétanisé par le choc amené aux urgences par l’homme qui le sortit des décombres ? Aujourd’hui il n’y a plus d’hôpital à Gaza.

Je repense à James Baldwin, place de la Bastille, devant cette équipe de film blanche, ce réalisateur anglais qui voudrait séparer l’homme de l’artiste et faire de l’auteur, un “pas comme les autres”3. Il refuse :
"When they tore this prison down, that was a great event in European history. And Europe understands that. I am trying to tear a prison down too. That event doesn’t yet occur in European imagination. I am still, for Europe, a savage. When a white man tears down a prison, he is trying to liberate himself. When I tear down a prison, I am assumed to be turning into another savage. Because you don’t understand… that you, for me, are my prison. You are my warden. I am battling you. Not you, Terry. But you, the English, you, the French A whole way of life, a whole system of thought, which has kept me in prison, until this hour." 4
J’ai les yeux qui tremblent des peines refoulées et des souffrances réveillées par les rêves éteints sur cette terre si proche et si lointaine à la fois.
“Pour la première fois depuis longtemps, j’essaye de croire au ciel, à un endroit où on pourra se retrouver quand tout ça se dissipera disloquera”
Un bref instant de splendeur, Ocean Vuong
Les mots me quittent devant l’immensité de ce ciel gris peuplé d’images, vierge de toute arme de destruction, le ciel est clair, le ciel est libre et toute aussi enfermée que j’ai pu me sentir parfois, dans des maisons aux sols froids, le grand bleu m’a toujours été un refuge, une promesse de liberté, un endroit où respirer.
Je ne connais pas la trahison du ciel.
Je ne peux que prier, je tente de le faire comme mon père m’aurait appris.
Devant mon échec programmé, il ne me reste que les nuages.
“Prends soin de toi, Tunisie. Nous nous retrouverons demain, sur la terre de ta sœur, Palestine.”5
A l’heure où je clôture ce texte 106 jours sont passés depuis le début du génocide.
Un texte à lire en écoutant : Telk Qadeya, l’hymne d’une rupture avec le monde occidental et qui dénonce “l’indignation sélective” et illustre un “ressentiment largement partagé par le monde arabe”.
Un texte dédié à Mohammed Alaloul et sa femme Amnah qui figurent parmi les journalistes et familles de journalistes ciblés par l’armée israélienne. Dans la nuit du 4 novembre, leur plus jeune fils, Adam, perdit, le jour de l’anniversaire de ses un an ses quatre frères et soeurs. Ils s’appelaient Ahmad, Rahaf, Kenan, Qays.
Nous n’oublierons pas.6
plusieurs fois j’ai changé par “parlé” mais le “hanté” revient
Extrait du poème “Gloire à cette chose qui n’est pas arrivée”, du recueil Rien qu’une autre année, ed.Minuit trad.Abdellatif Laâbi
“Quand ils ont détruit cette prison, ce fut un évènement important de l’histoire européenne. Et l’Europe comprend ça. J’essaie aussi de détruire une prison. Et cet événement ne se passe même pas dans l'imaginaire européen. Pour l’Europe, je suis toujours un sauvage. Quand un homme blanc essaie de détruire une prison, il essaie de se libérer. Quand je détruis une prison, on pense de moi que je deviens un sauvage de plus. Parce que vous ne comprenez pas… que pour moi, vous êtes ma prison. Vous êtes mon gardien. Je lutte contre vous. Pas vous Terry. Mais vous, les anglais, vous, les français. Tout un mode de vie, tout un système de pensée, qui m’ont maintenu en prison jusqu’ici.”
“L’exil recommencé”, Mahmoud Darwich, ed.Actes Sud trad. de l’arabe par Élias Sanbar
Pour lutter contre l’oubli : “Gaza : un reporter sous les bombes”
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