Je pensais vous écrire de l’entre-deux, de l’été indien, de la rentrée qui commence et puis la vie s’est mise en travers, comme on peut la laisser faire, parfois pour le mieux. Alors à l’heure où le bronzage s’envole et les images de rivages orangés sont devenu précisément des souvenirs de vacances, depuis ma petite chambre parisienne : je vous écris.
Je vous écris- quoi d’autre à dire?
J’ai tout dit si je vous écris.1
Tout ce que je n’ai plus su dire vraiment depuis des mois. Ce que les mots des autres viennent trifouiller. J’étais dans une incapacité de dire. Ou plutôt de formuler. Les liens invisibles entre les lectures toiles d’araignée, les évidences constellaires, les bribes de réflexions en bordel semées minutieusement entre les journaux, les bouts de tickets de caisse, les notes de téléphone, les feuilles volantes pour surtout, surtout ne pas donner du sens avant que la vague ne se soit écrasée sur le sable et retirée et avec elle les conclusions vite faites.
J’ai quitté Paris avec “L’Art de la joie” sous le bras, le train m’a emmené loin de cet hiver au goût d’incertitude - à mesure que le paysage défilait à grande vitesse derrière les fenêtres aux couleurs de moucherons écrasés et gouttes de pluie séchées je laissais une petite partie de moi sur le quai de la gare. La partie qui sait sans savoir, la partie qui ne garde que les brouillons. Sous le bras, je ne le vois pas encore, mais je me trimballe aussi toutes les petites boîtes non refermées que je pensais être bien rangées sous le lit.
Et puis.
Ce fut l’été des cendres sur le sol, de l’odeur de fumée, des ciels rouges aux effluves de fin du monde, des particules de suie sur les cheveux blondis par le soleil. L’été des ruptures et des points à la fin des phrases. Cet été j’ai appris à ne plus laisser des virgules traîner ici et là.
C’était l’été des petites pulsations du cœur et des grands espaces.
Au début, j’ai voulu me taire;
Croyez-moi, vous n’auriez pas su
Mon déshonneur, si j’avais pu
Nourrir l’espoir, même éphémère,
De vous revoir de temps en temps
Dans la maison de mes parents.
Juste écouter ce que vous dites,
Répondre un mot, et, seule, après,
Penser, penser, oui, sans arrêt,
Attendre encore une visite.2
J’ai vécu ma vie de Tatiana, dans l’attente, l’absence et les silences.
J’ai écrit, dans la verrière de la maison de mon père, à la vue de tous, et à la vue de personne. Ici j’ai appris à affronter le calme et les tempêtes, j’ai repris les vagues en face alors que cela faisait longtemps que je marchais de biais. Dans cet antre du passé, j’ai appris à vivre dans le présent.
Les filles avec des compagnons chats
Les pères qui parlent aux oiseaux
Les maisons qui grinçent
Les fantômes qui parlent
Les algues qui guérissent
Je me suis remplie de sirop de menthe comme il y a vingt ans sur les plages atlantiques. J’ai appris à ne plus avoir peur du noir dans les campagnes désertiques. J’ai quitté un instant l’érotisme des mots pour retrouver le plaisir du soleil sur la peau. J’ai bu les mots des autres puis je les ai gardé près de moi. Comme pour combler le vide laissé par les années. Du remplissage Proust, Ernaux, Sapienza. La toile tissée autour de mon été. La littérature parfois c’est juste joli, comme une enluminure et puis parfois ça vous aide à affronter la peur de ne plus exister.
Il faudrait presque que je revienne au début. C’est “L’Art de la joie” qui m’a cloué sur place, j’étais incapable de continuer à écrire sur la littérature. Finalement il a presque fait office de lecture prémonitoire. C’est la clef de mon été. L'œuvre de l’entre-deux. Ce que je devais comprendre. La parenthèse. Alors c’est par là que je vais commencer.
Curieuse chose que l’inspiration. De ces choses impalpables que l’on attend comme on pressent les naufrages. Si écrire c’est perdre un peu des sentiments évaporés dans la chaleur de l’eau, comme une transformation chimique d’un passage d’un état gazeux à un état solide, c’est toujours un peu faire le deuil de ce qui a été. Il faut apprendre à ressentir autrement et laisser les mots venir revient un peu à se réveiller et accepter que ce qu’il fut n’est plus.
“Se perdre dans l'écriture, se perdre dans la passion sont sûrement deux choses qui définissent ma vie. C'est l'absence de sens de ce que l'on vit au moment où on le vit qui multiplie les possibilités d'écrire. On vit souvent sans trouver les mots pour comprendre ce qui arrive.” Annie Ernaux
J’ai écrit pour extraire du sens, j’ai écrit pour faire rentrer dans les boîtes éparpillées, ouvertes ou déjà à demi-refermées les flots de ce qui avait été. J’ai écrit pour continuer d’aimer malgré les silences aussi, comme une longue lettre sans réponse. Pour couper au couteau les liens invisibles qui tiennent et retiennent.
Résous le doute qui me prend.
Peut-être, tout cela est vide,
L’erreur d’un cœur encore candide!
Mon sort, peut-être, est différent...
Mais soit! accepte mon offrande:
Mes jours sont tiens, si lourds qu’ils soient,
Je suis en larmes devant toi,
J’implore que tu me défendes…
Et je dois donc me perdre ainsi.
Viens me chercher. J’attends. Ranime
D’un seul regard ce feu qui joue
Ou, par un blâme légitime,
Romps l’illusion d’un songe fou.3
Les blancs dans les pages lorsque l’écriture ne suffit plus à dire. De la passion à la perte, que faire quand l’attente est finie ? S'asseoir dans les fauteuils face au soleil, et se gorger des mots des autres pour redonner de la couleur à cet état blanc.
“ Je t’ai laissé gravé sur le flanc des falaises
Des amours passés
Des coeurs à peine écorchés
Au pays des mains qui se frôlent
et des souffles le long des escaliers
Des vibrations des temps refermés
sur les désirs inachevés
Ton souvenir dans une boîte sur le palier
des histoires
en suspens
Tes consonnes en éclat
reformeront de nouveaux composés
Et des amours passés
il ne restera que les silences
comblés des rencontres espacées
par les tables de café ”
Puis vient le temps de cueillir les fleurs qui luttent entre les dalles.
Reprendre le mouvement.
Rembobiner.
L’Art de la joie toujours sous le bras, les fleurs séchées entre les pages, reconstituer le puzzle et comprendre les indices entre les lignes.
C’est fait. Je ferme cette lettre,
L’effroi, la honte au fond du cœur
Mais mon garant est votre honneur,
J’ai foi en lui de tout mon être.
Refermer les lettres. 4
Et reprendre ce que j’avais commencé. Alors let’s get to it shall we ?
Lettre de Tatiana à Onéguine in “Onéguine” par Alexandre Pouchkine, composition entre 1821/23 et 1831
(Trad. André Markowicz
idem
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